J’écris alors que je sors de chez le dentiste. Une dent arrachée. Elle était morte, créant un abcès, il n’y avait pas le choix. La suite, elle sera terriblement sociale. Comme j’ai une mutuelle en béton et les moyens de me payer un implant, je peux restituer l’équivalent de ma dent. Sinon, il me faudrait vivre avec un trou. Et puis un jour, sans doute un autre. C’est ainsi que naissent les « sans-dents ». Parce que la solidarité s’arrête. Parce que tout le monde n’a pas les moyens de se payer les frais de dentiste si mal remboursés.
Personne n’a oublié cette expression, les « sans-dents », employée par un ancien Président de la République élu au nom de la gauche. On y lisait déjà le mépris pour « ceux qui ne sont rien ». Les mots ont leur performativité, ils savent blesser, humilier. Quand ils recouvrent des choix politiques aux effets de masse, la violence se matérialise, l’injustice se fait loi.
Au moment où des écologistes sont perquisitionnés en masse, où ceux qui se soulèvent pour défendre la terre sont dissous, où la violence leur est imputée alors qu’ils n’ont jamais tué personne et ont compté à Sainte-Soline l’un d’eux dans le coma, les annonces du ministre de l’économie pour le budget 2024 nous rappellent combien un document apparemment pacifique comme celui du budget de l’État peut receler de brutalité. Nous sommes dans ce moment historique où légalité et intérêt général ne coïncident plus. Et cet état de fait blesse la démocratie et nos vies. Grièvement.
Priorité aux grands groupes et aux hyper-riches
Lundi, Bruno Le Maire a annoncé avoir trouvé 10 milliards. Comme tout le monde le sait tant ils nous bassinent avec leur règle d’or des 3% de déficit public, le gouvernement cherche à réaliser des économies. Croyez-vous qu’il serait allé les chercher là où les dépenses ne sont pas justes et justifiées ? Comme l’a décortiqué l’économiste Anne-Laure Delatte dans L’État droit dans le mur[1], les aides publiques sans critère ni contrepartie aux grandes entreprises représentaient 170 milliards en 2021 et les niches fiscales, 154 milliards ! Ce soutien aux entreprises qui n’en ont pas besoin, qui ne sont pas vertueuses du point de vue des impératifs environnementaux ou du bien-être collectif, Total en tête, n’a cessé d’augmenter depuis 1979. C’est là que se trouve une mine d’or pour redéployer l’argent public au service de nos besoins essentiels, comme la santé, le logement, les transports, l’éducation ou la culture. À l’échelle des ménages, celles et ceux qui n’en ont pas besoin pour vivre dignement se trouvent également privilégiés par des mécanismes d’aides et de niches fiscales qui se multiplient, quand celles et ceux qui ne paient pas d’impôts en sont par définition exclus. La fin de l’ISF fut de ce point de vue totalement symptomatique d’une mécanique de fond au service des nantis.
Haro sur la santé et l’égalité
Trouver 10 milliards en rognant sur les privilèges accordés aux grands groupes et aux hyper-riches eut été un jeu d’enfant. La seule suppression de la CVAE, impôt payé par les entreprises, nous coûte près de 15 milliards par an. Mais le gouvernement en a décidé autrement. Haro sur les arrêts maladie et les remboursements de soins ! La charge a été donnée en amont par Geoffroy Roux de Bézieux, patron du MEDEF, qui a évoqué une explosion des « arrêts de travail de complaisance », pointant des arrêts maladie qui tomberaient les vendredis et les lundis. Faut-il lui rappeler qu’il existe des jours de carence, qui conduisent d’ailleurs nombre de salariés précaires à travailler malades car ils ne peuvent pas se les payer ? Que la pénurie de spécialistes conduit des médecins à prolonger l’arrêt de travail du salarié en attendant le rendez-vous ? Que l’accélération des cadences, la bureaucratisation et la perte de sens au travail conduisent au phénomène croissant de burn out ? Que les arrêts maladie vont se démultiplier avec la réforme des retraites, l’OFCE[2] avançant le chiffre de 400.000 arrêts maladie supplémentaires dans les dix prochaines années ? Au Portugal, il n’y a plus besoin d’un médecin pour un arrêt-maladie jusqu’à trois jours, une simple déclaration sur l’honneur suffit. En France, le choix n’est pas celui du progrès mais du dogme néolibéral.
Bruno Le Maire enchaîne : « La gratuité ou la quasi-gratuité des soins peuvent conduire à déresponsabiliser le patient et expliquent que l’achat de médicaments soit encore si élevé en France ». Petit rappel : il n’y a pas de gratuité, on paie pour les médicaments par le biais de la sécurité sociale, qui provient de nos cotisations, et des mutuelles. En pointant la responsabilité individuelle, le ministre dédouane les responsabilités collectives, et notamment celles de l’industrie pharmaceutique. Quid de la baisse des prix des traitements sous brevet ? Quid d’un pôle public du médicament ? Les prix exorbitants de traitements sous brevet menacent notre système de santé alors qu’un industriel comme Sanofi annonce des dividendes en hausse, ou que sous couvert de relocalisation des médicaments, Macron entend donner des dizaines de millions d’euros d’argent public à des multinationales pharmaceutiques qui réalisent des profits et détruisent de l’emploi.
Nous revoici chez le dentiste. Car ces annonces arrivent après que la Sécurité sociale a annoncé la baisse des remboursements de soins dentaires à partir d’octobre : la prise en charge de ces soins passera de 70% à 60%. Cela va se traduire mécaniquement par une augmentation des cotisations que les mutuelles vont répercuter sur leurs adhérents. Ces dernières parlent d’un surcoût de 500 millions d’euros. Le Haut conseil pour l’avenir de l’assurance maladie avait pourtant remis au ministre Véran, en janvier 2022, trois scenarios pour l’avenir de l’assurance maladie. L’un d’entre eux prévoyait un remboursement à 100% des soins communs par la Sécurité sociale. Les complémentaires en étaient d’ailleurs affolées. Ce scenario mettait en avant une économie de plus de 5 milliards d’euros liées au coût de gestion administrative des complémentaires. Cette extension de la sécurité sociale aurait été un pas en avant pour faire vivre le « chacun selon ses besoins, chacun selon ses moyens ». C’eut été une avancée pour démocratiser l’accès aux soins, là où aujourd’hui les plus pauvres paient davantage, bien plus qu’en proportion de leur revenu. L’arbitrage gouvernemental est sans appel : la préférence est donnée au privé, avec un transfert à hauteur de 500 millions en plus à la clé pour les mutuelles.
Gouverner, c’est faire des choix. Nous pouvons au moins saluer la constance de la macronie qui s’entête toujours dans le même sens. Donner à ceux qui ont le plus. Laisser toujours plus de parts au privé. Tourner le dos à la satisfaction des besoins essentiels de la population. Faire confiance au marché. Ne pas piloter la transition écologique. Avec un mantra : refuser toute hausse d’impôt. Mais, comme le rappelle Anne-Laure Delatte, « l’enjeu n’est pas la taille des impôts mais qui les supporte et à qui ils profitent ». Une petite révolution copernicienne s’impose en matière de doctrine budgétaire. Quand on regarde de près les comptes, on voit que les marges pour le progrès social et écologique ne sont pas étroites mais béantes.
Clémentine Autain
[1] « L’État droit dans le mur. Rebâtir l’action publique. » Anne-Laure Delatte, Fayard, 2023.
[2] Observatoire français des conjonctures économiques.