L’émotion que j’ai ressentie hier à la manifestation contre les violences faites aux femmes ne me quitte pas. Il faut dire que, depuis plus de vingt ans maintenant, je n’ai cessé de participer aux mobilisations féministes pour que le silence soit brisé et que ces violences sexistes cessent. Nous étions quelques centaines, parfois des milliers mais nous avions du mal à nous faire entendre. La puissance de la manifestation d’hier, qui entre en écho avec la vague planétaire #MeToo, nous hisse à une toute autre échelle. C’est une déferlante, une rupture historique.
En 2013, je me souviens de la difficulté que nous avions eu à bâtir le manifeste des 313 femmes déclarant publiquement avoir été violées (https://www.nouvelobs.com/…/je-declare-avoir-ete-violee-l-o…). J’ai en mémoire les regards circonspects, atterrés ou gênés devant de telles révélations. Je me rappelle des multiples préventions de nombre de mes proches m’invitant, pour me protéger, à continuer à me taire publiquement. Et pour cause : cette exposition pouvait être perçue comme intime, et non politique, et de nature à me voir figée pour toujours dans le regard des autres en victime. J’ai vraiment hésité, j’ai eu peur aussi, avant de révéler publiquement avoir été victime de viol. Ce qui m’a décidé était d’une certaine manière une affaire entre moi et moi : mentir, fut-ce par omission, sur les raisons de mon engagement féministe me donnait le sentiment d’être complice des violeurs. Et je ne voyais pas ce qu’il y avait de si personnel à assumer publiquement ce qui m’était arrivé car le viol est un acte de domination d’un sexe sur l’autre, et donc un fait social, un fait tristement banal aussi. Je ne supportais pas l’idée que les femmes victimes soient toujours obligée d’être floutées lors de nos témoignages. Pourquoi devions-nous nous cacher ? Les victimes d’attentats ou de cambriolage parlent à visage découvert. Par ailleurs, l’homme qui m’a violée avait été jugé aux assises, la procédure était donc publique. Mais la bienséance m’invitait, nous invitait, à nous taire.
Pour monter le manifeste, je me souviens avoir appelé des personnalités les unes après les autres en essuyant alors, il y a six ans, beaucoup de refus. Des femmes politiques, des artistes, des intellectuelles me confiaient avoir été victimes mais ne voulaient pas témoigner et signer notre déclaration commune. Je comprenais leur position, je la respectais et je mesurais le chemin à parcourir pour briser le silence.
Nous étions pour finir tout de même 313 et le documentaire d’Andrea Rawlins (https://www.youtube.com/watch?v=HiMLo4Izqc0) avait eu un réel impact. Aujourd’hui je pense à elle, cette réalisatrice qui avait si bien saisi notre souffrance et l’urgence à agir, je pense aux femmes publiques et anonymes qui avaient accepté de parler à visage découvert (photo ci-dessous). Sur le site de France 2, ce fut des centaines et des centaines de messages qui avaient suivi la diffusion du film, signe que quelque chose était en train de bouger, de changer, dans les profondeurs de la société. Chez Don Quichotte, nous en avions d’ailleurs publié une partie. C’était un début mais je n’imaginais pas que, si peu de temps après, nous basculerions dans un phénomène de masse aux effets émancipateurs considérables. Que des femmes publiques s’empareraient du combat, poseraient dans l’espace public leurs mots sur ces violences qui résonneraient sur les réseaux sociaux avec tant de récits en chaine. Que la société tout entière découvrirait l’ampleur du phénomène. Que l’État serait mis sous pression pour agir.
C’est pourquoi je suis aujourd’hui si intimement et politiquement bouleversée par cette vague de libération de la parole, par cette jeunesse, cette joie, cette détermination dans les rues de Paris hier. Si les violences conjugales sont mises en avant tant le décompte des victimes est insupportable, l’ensemble des violences faites aux femmes fait irruption au cœur du débat public. C’est une avancée majeure. Bien sûr, il reste tant à faire, j’en ai pleine conscience. Le milliard que nous exigeons du gouvernement n’est toujours pas annoncé. Oui, ce qu’il reste à soulever est encore immense mais une grande marche a été franchie. Alors j’ai envie de dire merci. Merci à toutes les femmes qui osent affirmer que la honte doit changer de camp. Merci à toutes les bénévoles de l’association Nous Toutes. Merci à Adèle Haenel pour ses mots que je partage si profondément : « Le monstre, cela n’existe pas : c’est nous, nos amis, nos pères. Il faut regarder ça. On n’est pas là pour les éliminer mais pour les changer ».
Clémentine Autain