C’est en août 1910 que la journaliste et femme politique allemande Clara Zetkin lance, à la Conférence internationale des femmes socialistes, la journée du 8 mars. Avec une idée en tête : ne pas laisser un féminisme bourgeois influencer les femmes du peuple. La date est officialisée par l’ONU alors que le Mouvement de Libération des Femmes bat son plein, en 1977. Aujourd’hui, le 8 mars est en passe de devenir un marronnier. Et nous sommes face à un risque, une perte de sens, d’aspérité et d’efficacité du combat féministe. La menace, c’est à la fois un féminisme « Canada Dry » et le fameux retour de bâton, ce phénomène de « backlash » si bien décrit par l’américaine Susan Faludi en… 1993. L’émancipation des femmes nécessite la passion de l’égalité et une politique de justice sociale, et donc en rupture avec les politiques néolibérales.
D’abord, ne mégotons pas : nous avons remporté une immense victoire avec la déferlante planétaire #MeToo. Non seulement les violences faites aux femmes ont fait irruption sur le devant de la scène mais il est aujourd’hui de bon ton de se revendiquer féministe, la majorité des Français affirment l’être, les responsables politiques se disputent le combat pour la liberté des femmes.
À l’époque pas si lointaine où j’ai commencé à militer pour l’égalité entre les sexes, s’affirmer féministe apparaissait comme une curiosité, pour ne pas dire une monstruosité ! Quand nous avons créé Mix-Cité en 1997, les journalistes me demandaient tous ce que signifiait être féministe. Le mot, et donc l’idée, apparaissait comme une outrance, une incongruité voire une menace. Nous étions dans le creux de la vague. Aujourd’hui, la cause est largement épousée par les jeunes générations. Les tables des librairies sont remplies d’essais ou de pamphlets sur le sujet. Les réseaux sociaux autant que les émissions de télé ou radio relaient abondamment la question. Il faut mesurer et savourer le chemin parcouru. Dans sa nouvelle vague, après celle des suffragettes ou du MLF, le féminisme a gagné une forme d’hégémonie culturelle. Ce n’est plus celui ou celle qui se dit féministe qui interroge ou contrevient à la pensée dominante mais celui qui affirmerait ne pas l’être. C’est un succès social et politique. Et pourtant…
La difficulté que nous rencontrons est aujourd’hui plus sournoise. En même temps qu’il se mue en mot-valise que l’on retrouve sur tant de lèvres, le féminisme se vide de sa substance. Historiquement, son but est d’atteindre l’égalité, en droit comme en fait, entre les hommes et les femmes. Or aujourd’hui, si nous peinons à obtenir davantage de résultats, de progrès, c’est notamment en raison des politiques néolibérales et d’austérité qui empêchent de donner à la majorité des femmes les moyens de leur émancipation.
Au XXe siècle, nous avons conquis des droits formels. Pas tous mais honnêtement, l’essentiel est désormais inscrit dans nos textes de nos lois. On peut encore faire mieux, et je me félicite que notre groupe parlementaire insoumis, sous l’impulsion de Mathilde Panot, ait obtenu un vote favorable à l’Assemblée nationale pour que le droit à l’avortement devienne constitutionnel – et que le Sénat ait suivi, même s’il a malheureusement préféré le terme de « liberté » à celui de « droit ». S’il faut mener jusqu’à son terme la conformation de notre droit à l’objectif d’égalité hommes/femmes, le cœur de l’émancipation des femmes se joue désormais sur un autre terrain. La possibilité d’être libres, émancipées, suppose que les politiques publiques mettent les moyens humains et financiers pour passer de l’égalité formelle à l’égalité réelle. Car comment lutter contre les violences faites aux femmes si la sacro-sainte règle d’or empêche d’investir pour former les policiers et les magistrats, financer les associations d’accompagnement des victimes, développer les lieux d’hébergement, mener des campagnes de sensibilisation… ? Comment lutter contre les temps partiels imposés et la précarité qui touchent d’abord les femmes et les empêchent d’être autonomes financièrement si le CDD et la flexibilité sont la norme ? Comment permettre aux femmes de choisir leur maternité si les centres IVG ferment faute de « rentabilité » ou que la gynécologie médicale disparait faute de volonté politique ? Etc. Un féminisme conséquent aujourd’hui doit se préoccuper du sort concret de la majorité des femmes, c’est-à-dire des conditions matérielles qui leur permettent ou non de devenir des sujets libres.
De ce point de vue, je trouve tout à fait symptomatique les choix de LREM, d’une part, et de la Nupes, de l’autre, à l’Assemblée nationale pour ce 8 mars. Les macronistes ont déposé une proposition de loi qui touche une toute petite minorité de la population. Le texte présenté par Aurore Berger vise à rendre plus automatique la peine d’inéligibilité pour les hommes violents – ou comment utiliser le féminisme pour porter le fer contre une opposition politique, puisque chacun aura compris que cette loi vient en réaction à l’affaire Quattenens… et pour mieux masquer les forfaits de la macronie, de l’affaire Simian à celle d’Abad ? Critiquée par tous les autres groupes de l’Assemblée, cette très modeste et contestable proposition de loi (je ne rentre pas dans le détail ici) a été rejetée. Quoique l’on pense de son contenu, force est de constater que c’est une curieuse priorité alors qu’il y a tant à faire pour améliorer le sort des femmes. Pour ce 8 mars, les députés de la Nupes défendent, eux, un texte visant à mieux reconnaître le travail des femmes et sa pénibilité. Il s’agit par exemple d’ouvrir, au moins une fois tous les quatre ans, des négociations salariales dans les branches pour revaloriser les rémunérations des métiers occupés majoritairement par des femmes ou de prendre à nouveau en compte, notamment pour les droits à la retraite, les quatre facteurs de pénibilité supprimés par Emmanuel Macron en 2017. Cet angle d’approche est infiniment plus percutant pour transformer la vie des femmes, et donc servir la cause féministe. Car dans ce combat, il ne suffit pas de se payer de mots. Encore faut-il se donner les moyens d’atteindre l’objectif affiché dans les discours. C’est pourquoi, si nous semblons parler la même langue sur ce sujet quand on nous écoute d’une oreille distraite ou superficielle, les divergences ne sont pas minces. Cela ne veut pas dire qu’aucun combat commun n’est possible en matière d’égalité hommes/femmes mais qu’il existe, à mon sens, un engagement qui peut transformer la vie concrète de la majorité des femmes et un autre cosmétique. Ce n’est pas qu’une affaire de degré, d’intensité du féminisme, mais plutôt de conception des objectifs et des moyens pour y parvenir. J’invite à lire sur ce point les travaux de Nancy Fraser. Le féminisme qui remet en cause le néolibéralisme en voulant partager les richesses et les pouvoirs me paraît le seul à même de s’articuler à la justice sociale, indispensable à tout processus d’émancipation des femmes.
Dans le même temps, nous devons faire face à un retour de bâton, classique après toute vague féministe, comme le décrit Susan Faludi dans Baklash. Toute avancée des droits des femmes se trouve suivie d’une phase de revanche. On connaît malheureusement la chanson. C’est le temps du « trop », comme si la demande d’égalité pouvait être excessive, comme si nous étions si avancés que nous risquerions d’aller « trop loin » – mais où donc alors ?
Que le brouillage des identités de genre et le changement de nos représentations créent des angoisses individuelles et collectives n’a rien d‘étonnant. Que les résistances virilistes se révèlent ici et là particulièrement en forme, comme si elles avaient besoin d’être vivifiées pour résister aux secousses portées par la vague féministe, cela n’est pas plus surprenant. Il faut juste ne pas perdre de vue combien les réflexes réactionnaires, l’air du « c’était mieux avant », trouvent alors à se frayer un chemin dans une ambiance générale qui apparaît globalement favorable à l’égalité. L’air du temps n’est jamais univoque. Surtout quand la percée de l’extrême droite nous menace. Alors que la société tout entière est travaillée par des courants dont le cœur du projet est profondément sexiste, l’heure n’est pas à crier victoire et à s’endormir sur nos lauriers. Elle est à régénérer le sens du combat féministe.
Clémentine Autain