Dans le fond de l’air, je sens une tentation forte : parce que l’heure est grave, il ne faudrait pas « polémiquer ». J’entends ici et là cette assertion : « après tout, c’est partout pareil, non ? ». J’ai peur que l’on confonde polémique et débat démocratique. Et que la ressemblance des choix politiques à l’échelle planétaire enferme nos représentations, nos imaginaires.
L’esprit critique est un puissant levier d’invention. Dire non, c’est avancer vers un oui. Il y a du déjà là dans ce que je, nous défendons comme horizon commun. Des expériences de partage, de démocratie active, de développement alternatif, des pratiques concrètes soucieuses de l’écosystème, solidaires, coopératives. Pour autant, même si je préfère l’exemple gouvernemental des gauches portugaises à la Hongrie d’Orban, je ne connais pas de modèle d’État dont je me dise : c’est ça !
La polémique, c’est la vivacité du débat. Je n’aime pas quand elle se substitue à la confrontation sur le fond, quand elle manie la malhonnêteté, quand elle n’éclaire pas mais caricature les positions. En un mot, quand elle se confond avec la démagogie.
Dans ce moment tragique que nous traversons, nous devons assumer le débat, tenter de l’élever, le solenniser sans doute aussi.
Nous traversons une crise sanitaire qui dit la gravité des choix gouvernementaux, passés et immédiats. La politique est une question de vie ou de mort. Les décisions des dirigeants ont toujours un impact sur la santé mais aujourd’hui, leurs répercussions sur les corps, la possibilité de la vie elle-même, nous saute aux yeux.
Il n’y a qu’à songer aux personnels soignants. Sans masques, sans protections suffisantes de toutes sortes, le monde médical est au front sans moyens suffisants pour échapper au virus. Faute de tests, difficile d’avoir une appréciation précise du nombre de contaminations mais il est clair que les infirmières, les médecins, les aides-soignantes qui travaillent pour sauver des vies prennent un risque vital. Le manque d’anticipation de l’État pour fournir ce qu’il faut afin de soigner sans danger est en cause, comme je l’ai souligné maintes fois.
Des témoignages indirects de personnels hospitaliers qui ne se plaignent pas outre mesure sont arrivés à mes oreilles. Le nez dans le guidon pour faire face, concentrés pour remplir au mieux leurs tâches essentielles, avec une certaine fatalité sur les conditions collectives pour affronter le virus, ils et surtout elles ne ressentent pas les décisions politiques comme inacceptables. Mais comment ne pas voir la colère qui monte dans les hôpitaux ? Elle se dirige de plus en plus vers le pouvoir en place, jugé coupable de cette situation. Hier à Tourcoing, plus de 90 soignants manifestaient pour exiger davantage de moyens. Une première. Des infirmières libérales ont posé nues pour exprimer leur révolte devant le manque de protection (https://www.20minutes.fr/societe/2753415-20200402-video-coronavirus-infirmieres-liberales-poil-contre-covid-19-denoncent-manque-protection). Des décennies d’austérité, avec la fermeture de 65.000 lits en quinze ans, et le défaut de plan de mobilisation sanitaire ont transformé l’hôpital et le monde médical en cocotte minute ! « Nous sommes à l’abattoir », tranchait une amie qui fait des gardes dans un service chargé du Covid19.
Avec eux, les malades du Covid risquent de payer dans leur chair la pénurie de médicaments qui s’annonce et, parmi eux, avec la saturation des places en réanimation, le tri possible en fonction des chances de survie, comme en Italie. Si l’on en croit certains témoignages, la sélection funeste est déjà à l’œuvre. Dans le Grand Est notamment, une infirmière explique : « Nous nous posons la question de la limitation thérapeutique pour toute personne de plus de 70 ans, en fonction de son état de santé. Les personnes âgées atteintes d’un Covid en Ehpad ne sont plus transportées à l’hôpital. On se contente de leur donner des soins de confort, pour soulager la douleur ». Un document du centre hospitalier de Perpignan donne les consignes pour «trier» les patients à sauver en cas de saturation, avec « 4 catégories» : les «morts inévitables», «évitables», «acceptables», «inacceptables» (https://www.mediapart.fr/journal/france/200320/les-services-de-reanimation-se-preparent-trier-les-patients-sauver?page_article=2).
Glaçant.
Exposés au danger, les éboueurs, les caissières, les agriculteurs, certaines aides à domicile, les chauffeurs routiers et d’autres encore travaillent pour nous permettre de survivre. Mais là encore, la pénurie des protections et des kits de dépistage les oblige à risque leur propre vie. Dans une Lettre ouverte adressée à la ministre Muriel Pénicaud, 150 personnalités du mouvement social écrivent : « Madame la ministre, nous n’hésitons pas à le dire : votre politique du travail à tout prix est criminelle » (https://blogs.mediapart.fr/ateliers-travail-et-democratie/blog/020420/lettre-ouverte-muriel-penicaud-cessez-votre-politique-criminelle). Le manque de contraintes légales sur ces entreprises qui, comme Amazon, Mac Donald ou Airbus décident de maintenir une activité non indispensable, est un choix gouvernemental.
L’impact sur les corps de la crise sanitaire, ou plus exactement de sa gestion politique, ne s’arrête pas aux malades réels et potentiels du Covid19. La dépression économique qu’elle engendre, ou plus exactement la contrainte du confinement faute d’anticipation et la façon dont les pouvoirs publics vont décider de « relancer la machine » ou de changer de modèle de développement, aura une répercussion sur les corps, sur la vie. J’en veux pour preuve cette étude, que j’ai trouvée hier sur le site…. du Figaro, concernant les États-Unis de l’après crise de 2008 (https://sante.lefigaro.fr/actualite/2016/05/26/25014-crise-economique-aurait-provoque-demi-million-morts-cancer). L’austérité imposée aurait contribué à une surmortalité par cancers de plus d’un demi-million de personnes dans le monde, dont 160 000 au sein de l’Union européenne. En février 2015, une étude publiée dans The Lancet Psychology avait déjà montré que 45.000 suicides étaient dus au chômage chaque année dans une soixantaine de pays. Partager les richesses, réduire le temps de travail, sécuriser les parcours professionnels, et ainsi réduire le chômage comme le productivisme, sont des décisions politiques de nature à sauver des vies.
C’est pourquoi, en écrivant ces lignes, j’avais en tête les mots d’Édouard Louis dans Qui a tué mon père ? : « L’histoire de ta vie est l’histoire de ces personnes qui se sont succédé pour t’abattre. L’histoire de ton corps est l’histoire de ces noms qui se sont succédé pour le détruire. L’histoire de ton corps accuse l’histoire politique. »
Clémentine Autain
N.B. : L’image choisie est celle des mains d’une infirmière après des dizaines de lavages quotidiens avec du gel hydroalcoolique.