« On devrait pouvoir s’offrir quelques années de printemps » Marguerite Duras

Crépol : le choc des visions

Clémentine Autain

La fête s’est terminée par un mort. L’acte meurtrier est tragique, le symbole effrayant, et notre empathie totale à l’égard des proches de Thomas. La dénonciation de ce meurtre est heureusement unanime, comme l’exigence de vérité et de sanctions. Ce qui fait débat, c’est la lecture de cet événement : elle dépend de notre rapport au réel et de notre vision politique. 

Sans attendre la moindre précision quant aux circonstances du drame, l’extrême droite a multiplié les mensonges et approximations sur ce qu’il s’est réellement passé ce samedi 18 novembre. Elle a surtout appliqué sa grille de lecture : le « choc des civilisations ». Sa réponse éternelle ? La haine de l’autre. Ad nauseam. Pour Marine Le Pen, on a assisté « à une attaque organisée, émanant d’un certain nombre de banlieues criminogènes dans lesquelles se trouvent des ‘milices’ armées qui opèrent des razzias ». Pour Marion Maréchal-Le Pen, c’est « le racisme anti-blancs » qui « frappe jusque dans nos campagnes ». Pour Éric Zemmour, nous sommes face à des « francocides ». La chaîne Cnews ou le journal Valeurs actuelles se sont déchaînés pour imposer leur obsession de voir les arabo-musulmans comme des barbares. Et comme d’habitude, Gérald Darmanin leur a couru après, en déclarant : « des gens qui viennent d’ailleurs et ont voulu forcer l’entrée de cette fête et des coups de couteau sont partis. Ça s’appelle l’ensauvagement ». Depuis, ce sont les milices fascistes qui, galvanisées, ont emboîté le pas en défilant dans les rues de France aux cris de « islam hors d’Europe » ou en écrivant sur les murs « mort aux arabes ». Sur leur boucle interne, ces nervis appellent à « frapper du bougnoule ». C’est peu dire que la réplique n’est pas à la hauteur, avec une macronie qui a mis ses pantoufles [1].  

Quand l’extrême droite sème un tel climat de guerre civile, nous devons affirmer une tout autre grille de lecture, capable de prendre le mal à la racine et de pacifier. N’en déplaise à Manuel Valls et à tous les réactionnaires : comprendre, ce n’est pas excuser, ce n’est pas faire preuve d’indulgence au regard des crimes commis, c’est se donner les moyens de faire reculer les rapports de dominations et les humiliations qui génèrent de la violence. Car les raisons de la mort de Thomas se trouvent à la croisée du virilisme, du mépris de classe et du racisme rampant. C’est donc sur l’égalité et non l’identité qu’il faut porter le fer. 

Sur toutes les ondes, la question de l’identité des neuf agresseurs est en jeu. Il est assez sidérant que personne ne semble avoir remarqué, ou en tout cas commenté, un premier fait évident : cette scène est totalement masculine. Ce sont uniquement des hommes qui s’agressent. Les violences entre bandes de jeunes sont typiquement virilistes. Au démarrage de l’altercation, un jeune homme aurait tiré les cheveux d’un autre en le qualifiant de « tchikita ». Ce terme argotique marseillais, titre de la chanson qui passait à ce moment-là dans le bal, décrit une « femme parfaite » ou « sexy ». Nous pouvons imaginer que ces mots sont immédiatement prononcés comme, et pris comme, une insulte. La sociologie le renseigne depuis longtemps : la culture viriliste est un support identitaire des hommes des milieux populaires [2] – même s’ils n’en ont vraiment pas le monopole ! Elle fonctionne comme un refuge, une identité que l’on surinvestit parce qu’elle est valorisante là où l’appartenance de classe et/ou la couleur de peau génèrent, pour des raisons sociales et culturelles, une image de soi dévalorisée. Après ces mots sans doute ressentis comme une remise en cause de la virilité, la situation dégénère : les rugbymans ont leurs poings, les autres ont leurs lames de couteau [3]

Ce que nous devons aussi saisir, c’est la confrontation entre deux mondes, deux univers sociaux et territoriaux. Au lycée, les jeunes de ces banlieues et campagnes populaires se côtoient, puis ils se séparent. Les uns ont, pour beaucoup d’entre eux, des profils issus de l’immigration, les autres sont majoritairement blancs. Une triple césure est à l’œuvre : de catégorie sociale (même si elles sont proches), d’origine, de territoire. Les jeunes du quartier de la Monnaie de Romans-sur-Isère savent qu’ils ne sont pas toujours les bienvenus dans ces fêtes de village. Mais ils s’y rendent quand même, parce qu’ils veulent avoir accès à cet univers socialement un peu supérieur au leur, et aux filles qui se trouvent dans ces bals. Si bien décrite par Benoît Coquard [4]la sociabilité des jeunes des campagnes populaires repose en partie sur une volonté de se différencier du réel ou du fantasme des jeunes de banlieues – avoir son pavillon et ne pas loger dans une barre, vivre de son travail et non des minima sociaux… Cette coupure entre des jeunes qui, en réalité, ont tant d’intérêts communs est chaque jour alimentée par les inégalités sociales et territoriales produites par les choix politiques de la concurrence généralisée et de la baisse de la dépense publique, et par les discours d’extrême droite qui alimentent les clivages, divisent le monde populaire avec leur racisme. 

La réponse politique sérieuse et pacificatrice, c’est de combattre les stéréotypes sexistes, racistes, de classe. C’est de sortir des idées-reçues sur les mondes populaires des banlieues et des campagnes. C’est de chercher à relier les différentes jeunesses au lieu de les opposer, en donnant à voir un avenir commun, en créant les occasions de sociabilité et de coopération. L’égalité, chère à la gauche, est une réponse infiniment plus juste et efficace que l’identité, cheval de Troie de l’extrême droite. Face aux bruits des bottes, il y a urgence à la défendre avec ardeur.

Clémentine Autain

Sources :

[1] À lire, le très juste texte d’Edwy Plenel

[2] Par exemple, article dans l’Humanité

[3] Article du Monde « Meurtre de Thomas à Crépol : une enquête complexe face aux « interprétations hâtives »

[4] Benoït Coquard, Ceux qui restent, La découverte, 2019.

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