« On devrait pouvoir s’offrir quelques années de printemps » Marguerite Duras

« Il n’y a pas assez de fonctionnaires ! »

Clémentine Autain

Tribune publiée dans Le Nouvel Obs le 15 avril 2024, à lire ici en accès libre.

« Une nouvelle fenêtre d’Overton a été ouverte sur la fonction publique. Stanislas Guerini a encore déplacé les limites du débat public en prétendant « lever le tabou du licenciement dans la fonction publique ». Le ministre ne fait que traduire la feuille de route macroniste visant à s’attaquer méthodiquement à l’esprit public.

La « start-up nation » a l’obsession de détruire tout ce qui fait la spécificité de la fonction publique et de ses agents. Elle prétend briser des tabous alors qu’elle enfile les perles de poncifs éculés contre les fonctionnaires. Pour stopper le désastre idéologique et ses conséquences pratiques, les clichés ne doivent plus rester sans fortes répliques.

Le licenciement n’est pas tabou dans la fonction publique puisqu’il est déjà en vigueur, notamment pour « faute disciplinaire » et « insuffisance professionnelle ». Toute une batterie de sanctions existe pour les fonctionnaires et l’administration peut imposer de changer de poste. Le ministre Guerini aurait-il oublié que la fonction publique de carrière est fondée sur la différenciation entre le grade et l’emploi ?

Par ailleurs, il n’y a aucun silence à briser tant remettre en cause le statut et le travail des fonctionnaires est devenu un marronnier. Pour eux, Nicolas Sarkozy rêvait à voix haute d’un contrat de cinq ans. Ministre de l’économie, Emmanuel Macron nous disait que le statut n’était plus « adéquat », ni « justifiable », ni « adapté au monde tel qu’il va ». François Fillon voulait qu’ils reviennent aux 39 heures pour supprimer 500 000 postes. Et les unes de journaux et commentaires d’éditorialistes stigmatisant « ces fonctionnaires privilégiés et tire-au-flanc » ne manquent pas.

En finir avec le statut et diminuer le nombre de fonctionnaires, c’est la tarte à la crème de l’idéologie dominante. Les tabous sur la fonction publique sont ailleurs. Radicalement ailleurs. Il est temps de les mettre sur la table et de prendre l’offensive. Face à l’acharnement à écraser les services publics et à malmener celles et ceux qui les font vivre, il existe une autre conception de leur utilité, spécificité et modernité.

Le tabou, c’est la transformation de l’Etat, de ses missions et de ses modes d’intervention, qui va à l’encontre de l’esprit public. Dans la Rome antique, le terme « public » désignait ce qui n’appartenait à personne et se trouvait de ce fait placé hors commerce. En un mot : dé-marchandisé. Depuis la succession de gouvernements inspirés du modèle Reagan/Thatcher, la confusion s’est installée entre intérêt public et intérêt privé. L’essor du pantouflage en est un exemple frappant. Avec les vagues de privatisations ou le recours compulsif aux agences de conseil, l’Etat a organisé son propre délitement. Les normes de compétitivité et de concurrence se sont immiscées au cœur de la fonction publique. Désormais, il faut chiffrer, reporter, remplir des tableaux Excel. Les objectifs de rentabilité ont fait irruption dans les services publics dont l’essence est pourtant l’utilité commune, et non le profit.

S’en prendre au statut des fonctionnaires est l’arbre qui cache cette forêt. La macronie ne veut pas reconnaître la spécificité des agents publics parce qu’elle souhaite leur alignement sur les normes du privé. Pour elle, la précarité et la concurrence sont des gages d’efficacité. Or la fonction publique repose sur d’autres principes : la stabilité et la coopération. Pourquoi travaillerait-on mieux quand on est sous la pression d’un contrat précaire et mis en compétition avec les collègues ? La sécurité de l’emploi et l’esprit d’équipe sont des moteurs puissants de bien-être au travail, de performances individuelles et collectives.

Ce que le ministre Guerini semble également balayer d’un revers de la main, c’est la raison du statut de la fonction publique pensé en 1946, au lendemain du régime de Vichy. Si le fonctionnaire est garanti dans ses droits, son avancement et son traitement, c’est pour assurer l’indépendance de l’administration à l’égard du pouvoir politique. Responsable devant la nation, le fonctionnaire est au service de l’intérêt général, contrairement à un salarié du privé qui est lié par son contrat à son employeur pour servir un intérêt privé. Remettre en cause ces garanties revient à attaquer le fondement même du service public.

Le tabou, c’est aussi l’éléphant dans la pièce : le résultat concret de l’entêtement à réduire la dépense publique, à refuser d’augmenter les impôts des grands groupes et des hyperriches, à affecter une part toujours plus grande de l’argent public aux entreprises privées sans contreparties. Car pour atteindre ces objectifs, quels services publics choisit-on de sabrer ? Là, c’est silence radio. Les choix budgétaires que l’on nous présente comme inéluctables ont pourtant une incidence très concrète : l’incapacité croissante des services publics à répondre aux besoins de la population qui augmentent en raison de la crise climatique, de la hausse de l’espérance de vie ou du niveau d’étude, de l’aspiration à l’égalité hommes/femmes ou encore de la révolution numérique. Le résultat à l’hôpital et dans l’éducation nationale, secteurs particulièrement épuisés professionnellement, est au quotidien au cœur de l’actualité. Une succession de politiques budgétaires a eu des conséquences calamiteuses sur l’esprit et les moyens des administrations comme sur les conditions matérielles et morales des fonctionnaires. Là encore, silence radio.

Les Français veulent mieux et plus de services publics mais les moyens qui leur sont alloués ne suivent pas. Pour contourner le problème, on invoque la lourdeur de l’Etat, qu’il faudrait donc dégraisser ! Cela fait des lustres que l’on nous sert le mantra « il y a trop de fonctionnaires » sans que jamais personne ne puisse dire dans quels services il faudrait en enlever. La réalité, c’est qu’il n’y a pas assez de fonctionnaires, qu’ils et elles sont mal rémunérés et que le nombre d’emplois précaires dans la fonction publique a malheureusement explosé, notamment depuis la loi de 2019.

Le tabou, c’est enfin que le privé ne fait pas mieux que le public. Le scandale des Ehpad ou des crèches doit nous servir de leçon : le privé lucratif ne répond pas dignement aux besoins de la population parce que son but premier est de dégager des marges. Le service public présente à l’inverse cette caractéristique fondamentale : il ne cherche pas la rentabilité mais l’utilité sociale. Nous tenons là un levier pour améliorer nos vies, à condition d’affirmer la propriété collective au lieu de la grignoter jusqu’à l’os. A chaque fois que le champ d’intervention des services publics s’étend, nous augmentons la capacité à satisfaire les besoins essentiels. Dans une société en manque de lien et de partage, c’est à pas de géants qu’il faut faire avancer le commun au lieu d’en rabattre la voilure.

Par Clémentine Autain

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