« On devrait pouvoir s’offrir quelques années de printemps » Marguerite Duras

JUSQU’OÙ ALLONS-NOUS ACCEPTER LA SURVEILLANCE DE NOS LIBERTÉS ?

Clémentine Autain

Trois milliards de personnes confinées à travers le monde, c’est du jamais vu. Ce qu’elles vivent, c’est un « pur laboratoire d’anthropologie SF ! », nous dit l’écrivain Alain Damasio dans un important entretien donné à Libération (https://www.liberation.fr/debats/2020/03/31/alain-damasio-la-police-n-a-pas-a-etre-le-bras-arme-d-une-incompetence-sanitaire-massive_1783726). Je me souviens cet été avoir lâché son dernier roman d’anticipation, Les Furtifs, autour de la page 200 (sur 688 !) tellement l’écriture remarquable portant sur un sujet aussi flippant m’avait angoissé. Le contrôle social, la privatisation de tout et n’importe quoi (l’entreprise Orange qui achète la ville d’Orange), les liens manquants, bref, tout ce que l’on pressent d’inquiétant dans nos sociétés contemporaines y est démultiplié dans cette intrigue douloureuse. Or, notamment avec la réponse du confinement pour affronter le Covid19, nous sommes en phase d’accélération de la mise sous surveillance de nos libertés.
Mesure-t-on l’impact d’une telle expérience de masse – ne plus se parler, ressentir, se réunir, se promener librement, assister à l’enterrement d’un proche… – sur nos sensations, nos représentations du monde, nos vies, notre liberté ?

Pour la sûreté, mus par la peur du virus, allons-nous tout accepter ? La petite musique de fond – « Nous sommes en guerre », la « France unie »… – d’Emmanuel Macron prépare les esprits. Nous devrions nous taire, être disciplinés, restés sagement dans nos mètres carrés intérieurs – et tant pis pour ceux qui n’en ont pas ou peu -, applaudir à chaque décision du pouvoir en place. C’est à ce prix, nous dit-on en substance, que l’on aura la peau du Covid19. Voire. Et après ?

Si les dirigeants avaient anticipé, si l’on avait produit suffisamment de tests pour dépister et isoler les contagieux, si l’on avait prévu assez de masques et de gants, nous n’en serions sans doute pas là, tous enfermés à double-tour, avec des policiers dans la rue vérifiant nos bons de sortie, amendes exponentielles à la clef pour tout manquement. Cette étape est ratée, elle est derrière nous, et l’hôpital en fait sévèrement les frais. La France n’a même pas été capable de protéger les soignants ! Le récit des manquements et des mensonges d’État sur les masques est particulièrement éclairant ( https://www.mediapart.fr/journal/france/020420/masques-les-preuves-d-un-mensonge-d-etat ). La mesure n’est toujours pas prise, le gouvernement étant incapable d’organiser un plan de réquisition et production du matériel indispensable.

Et voilà : l’impréparation de l’État se transforme en prétexte pour contrôler chaque individu. L’état d’urgence sanitaire permet au gouvernement de prendre toute une série de mesures de contrôle social, sans débat. Or nous avons l’expérience de l’état d’urgence instauré pour lutter contre les actes terroristes. Rapidement, les mesures prises de façon exceptionnelle sont entrées dans le droit commun. Le glissement se fait doucement mais sûrement, de la surveillance instaurée de façon temporelle et ciblée à des normes profondément modifiées du régime des droits et libertés.

C’est pourquoi je partage totalement ces mots d’Alain Damasio : « Ces mesures doivent allumer une petite lampe rouge dans nos têtes ».
Le pire serait de s’habituer, d’accepter sans réfléchir, sans broncher, ce moins-disant en matière de liberté. Le partage des données de géolocalisation ne suscite pas de grande vague de contestation. C’est pourtant un très haut niveau de flicage. Or la commission européenne a réclamé auprès des opérateurs téléphoniques des pays membres de fournir des données agrégées sur leurs abonnés mobiles pour vérifier si les consignes de confinement sont bien appliquées. Le préfet Didier Lallement fait circuler des drones à Paris pour repérer plus vite les contrevenants. La police parisienne compte une vingtaine de drones qui peuvent voler à 150 mètres de haut.

Je sais combien le récit pour enfants du XXe siècle s’est ancré dans les têtes : le capitalisme s’accompagne toujours de la démocratie ou, variante, le libéralisme, c’est la liberté. Les expériences de type soviétique ont longtemps incarné un sommet d’atteintes aux droits et libertés. Elles ont été balayées. Mais le capitalisme a-t-il pour autant fait triompher nos libertés ? Certainement pas ! Et le néolibéralisme s’accompagne d’un contrôle social accru. Or c’est avec ce logiciel idéologique que le gouvernement agit pour faire face à la crise actuelle.

Clémentine Autain

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