La gauche doit-elle réviser son logiciel sur l’immigration ? Entretien de Clémentine Autain paru dans L’Obs (08/09/2018).
En Allemagne, Sahra Wagenknecht dit vouloir en finir avec la « bonne conscience » de la gauche sur la question migratoire. Qu’est-ce que cela vous inspire ?
Je revendique ma bonne conscience de gauche ! Je ne veux pas en finir avec la recherche de cohérence entre les discours, les actions, d’une part, et les principes éthiques, l’horizon émancipateur, d’autre part. Sur la question migratoire, comme sur d’autres, je suis animée par un idéal humaniste et internationaliste. Dans le contexte actuel de poussée de l‘extrême droite en Europe et de durcissement des conditions d’accueil, ma conviction est que notre famille politique doit porter le fer de façon claire et nette contre la stigmatisation et le rejet des migrants. La figure de l’étranger est présentée comme ennemie, danger, bouc émissaire économique : nous ne pouvons l’accepter.
A chaque fois que nous donnons des gages sur le fond au discours de l’extrême droite, je pense que nous perdons notre âme et des plumes. Après, nous ne sommes pas une secte mais un collectif vivant, alors évidemment nous avons des débats de fond sur l’ouverture des frontières ou les conditions d’accès à la nationalité mais ne perdons pas le fil de ce qui nous anime, surtout au moment où la Méditerranée se transforme en cimetière.
Plus largement, que pensez-vous des propos de Sahra Wagenknecht ?
Je ne connais pas suffisamment le contexte allemand dans lequel il s’inscrit mais je ne suis pas convaincue par la façon dont elle appréhende le sujet. Je ne voudrais pas, par exemple, qu’on puisse laisser entendre que les immigrés prennent le travail des populations déjà installées. Si l’on jette un regard en arrière, on s’aperçoit que les flux d’immigration élevés correspondent plutôt à des périodes de croissance économique. En France, le chômage de masse s’est installé en même temps que le nombre d’immigrés a chuté.
Dans le même temps, je me méfie de l’instrumentalisation en cours des propos de Sahra Wagenknecht en France. Lorsque j’ai parcouru les premiers articles sur le lancement d’Aufstehen, j’ai frémi. Puis je suis allée lire dans le détail ce que défendait Sahra Wagenknecht. Elle n’est pas dans un discours de rejet des migrants et elle défend le droit d’asile. Il est insensé de la renvoyer à l’extrême droite comme le font certains médias ou politiques, qui de fil en aiguille en profitent pour nous mettre dans le même sac. La musique dominante vise à brouiller les cartes. Elle nous raconte une fable : il y aurait d’un côté les « populistes », les « extrêmes », de gauche comme de droite, qui partageraient une même vision de repli xénophobe, et de l’autre les « progressistes » qui leur tiendraient tête pour éviter la barbarie. Quelle arnaque !
La réalité, c’est que la barbarie est déjà là. Le Parlement a récemment voté une loi extrêmement répressive à l’encontre des migrants et des demandeurs d’asile. Macron a refusé, comme Salvini, d’accueillir les 191 migrants de l’ »Aquarius ». S’il y a une proximité avec le Front national sur la question des migrants, elle est bien du côté de la macronie. Nous, nous nous sommes battus à l’Assemblée et ailleurs contre l’enfermement des mineurs étrangers, l’extension du délai de rétention ou la remise en cause de fait du droit d’asile.
Est-ce qu’il vous semble pertinent d’appuyer l’idée d’un contrôle des migrations économiques, pour rattraper une partie des électeurs de l’AfD ?
Peut-on rattraper un électorat en reprenant les thématiques de notre ennemi politique ? En général, l’original est préféré à la copie. L’extrême droite fonctionne sur le ressentiment et la construction d’une figure ennemie, l’étranger. Nous, nous voulons tracer une espérance fondée sur la mise en commun, l’extension du socle des droits et libertés. N’oublions pas qu’en Allemagne, la réunification a ressemblé à une annexion et elle a paupérisé les habitants des territoires de l’Est, nourrissant un ressentiment qui s’exprime aujourd’hui. Ce n’est pas la faute des migrants mais du triste bilan du capitalisme rhénan. Je rejoins Sahra Wagenknecht sur la description du phénomène que Marx appelait « l’armée de réserve ». Mais pour éviter la concurrence, ne pas tirer vers le bas les salaires et les conditions de travail, il faut commencer par régulariser ceux qui travaillent sur le territoire.
Certains ont sans doute intérêt à ce que les élections européennes se jouent sur le terrain de l’identité. Nous, nous devons le poser sur celui de l’égalité. La construction européenne, et aujourd’hui le couple Merkel-Macron, ont nourri la concurrence de tous contre tous. A nous de promouvoir du lien et de la solidarité.
Prenons un point concret : faut-il assurer les reconduites à la frontière ?
Je ne sais pas comment on peut décemment renvoyer dans un avion vers la Syrie ou l’Afghanistan une personne qui a fui la guerre et la misère. Plus globalement, la question est celle du droit. Elle est également celle des conditions d’accueil qui sont à développer dans notre pays, comme nous l’avons tristement observé à Calais. Nous avons le devoir de faire mieux et de taper du poing sur la table à l’échelle européenne pour que les pays ne se renvoient pas la balle au détriment des réfugiés et des immigrés. Les causes des migrations sont complexes. Elles mêlent considérations économiques, politiques, personnelles. Le groupe « insoumis » à l’Assemblée a d’ailleurs proposé d’élargir les critères d’attribution du droit d’asile, notamment en vue des grands déplacements de population liés aux crises climatiques qui s’annoncent. Sans succès. Pourtant, le réchauffement climatique va provoquer des bouleversements majeurs. Il faut s’y préparer.
Aujourd’hui, je conteste en tout cas fermement toute idée d’invasion, sur laquelle s’appuient les discours millénaristes sur l’immigration, d’ailleurs repris par Gérard Collomb à l’Assemblée nationale. Nous avons connu des épisodes migratoires bien plus intenses au XXe siècle. 500.000 Espagnols sont arrivés dans une France de 40 millions d’habitants en 1939. 120.000 boat people sont venus à la fin des années 1970. Et nous fermons les portes pour quelques dizaines de milliers de personnes qui viennent de l’Afrique et du Moyen-Orient alors que notre pays est plus peuplé et plus riche ? C’est assommant.
L’idée de réhabilitation de la patrie est souvent couplée à l’idée que la gauche s’est perdue en traitant les questions de genre ou de « race » plutôt que de défendre les classes populaires…
Je connais ça par cœur ! Il y a d’un côté, une veine « Terra Nova » qui se détourne du monde ouvrier et propose de se recentrer sur les questions dites sociétales pour parler aux jeunes, aux femmes, aux immigrés. De l’autre, il y a une tendance, chez des personnalités comme Christophe Guilluy et certains courants à gauche, à nier l’émergence de nouvelles problématiques pour en revenir au peuple d’hier. Ces deux visions me semblent être des impasses. Les enjeux de « race » et de genre sont imbriqués dans la question sociale. La figure symbolique du peuple était hier celle de l’ouvrier de l’industrie ou du mineur. Aujourd’hui, les figures du peuple sont celles des caissières de supermarché, des ouvriers sans papiers du bâtiment, des jeunes de chez McDo. Elles ne s’opposent pas au monde ouvrier traditionnel mais doivent converger avec lui.
Propos recueillis par Rémi Noyon
L’article est accessible ici : Clémentine Autain : « Je ne suis pas convaincue par l’approche de Sahra Wagenknecht »