La guerre est aux portes de l’Europe. Le populisme d’extrême droite se déchaîne mondialement sans complexes. Mais nulle initiative en vue des gauches et des écologistes pour affirmer ensemble une autre vision du monde et la voie de la paix. Chaque jour apporte plutôt son lot d’atonie et de divisions. C’est dire l’effroi qui nous traverse. C’est dire aussi la difficulté à prendre la mesure des ruptures en cours pour repenser une doctrine géopolitique fédératrice. La gauche n’arrive pas à répondre collectivement à la bascule du monde, alors qu’elle doit être à la hauteur du tragique de l’histoire.
Notre tâche est de promouvoir un autre ordre international et d’assumer la confrontation entre deux grands choix de société, de civilisation : « esprit public » [1] ou barbarie. Trump se définit comme le « new sheriff in town ». Il veut mettre à terre l’ordre mondial actuel avec ses règles de droit – que les États-Unis ont pourtant impulsé – pour le remplacer par la loi du plus fort et le retour des grandes puissances impériales. Même s’ils ne sont pas ses alliés, la Russie de Poutine partage cette aspiration à un ordre fondé sur la force, la prédation et le mépris de la démocratie. La Chine n’est pas en reste pour concourir à cette renaissance d’impérialismes autoritaires. En s’appuyant sur des pays ayant été exclus du compromis de 1945 mais qui ont émergé sur la scène internationale, nous devons nouer de nouvelles alliances pour promouvoir la logique des règles communes, la protection des peuples, la justice, la coopération et le partage.
Pour commencer, ce qui me paraît fondamental aujourd’hui, c’est d’affirmer notre soutien au peuple ukrainien et de condamner clairement l’annexion voulue par Poutine, les crimes de guerre et les ingérences russes dans les processus démocratiques à l’intérieur de l’Union européenne. Sans « mais », sans barguigner. Au moment où Poutine vient de trouver un appui, Donald Trump, pour ses visées impérialistes et son mépris total du droit international, la solidarité avec l’Ukraine et la clarté vis-à-vis de la Russie de Poutine doit être forte, symbolique et matérielle. Car ce qui a permis au peuple ukrainien de tenir trois ans face à l’armée russe alors qu’au départ, tout le monde pensait que celle-ci n’en ferait que trois bouchées, c’est l’énergie des dominés, comme pour les mouvements de décolonisation, mais c’est aussi notre aide politique et militaire. Il nous faut être fermes au moment où tout indique que Poutine prépare la suite de sa volonté d’extension, avec des dépenses hors normes pour son armée, au moment aussi où Trump rêve de s’approprier le Groenland, le Canal du Panama ou le Canada ! Et l’exclusion de la France et de l’Europe des négociations est un affront et une aberration qui méritent une réplique.
Que l’affirmation de notre solidarité avec le peuple ukrainien l’ait emporté, comme pour moi, ou non dans le vote pour la résolution en soutien à l’Ukraine à l’Assemblée nationale, résolution qui n’a pas valeur de loi, il serait faux d’acter des points de vue irrémédiablement opposés à gauche sans voir le commun, sans chercher par-delà les divergences une doctrine unifiante pour ces temps bouleversés.
Je ne nie pas les nuances d’appréciation, et même certains désaccords au sein des gauches et des écologistes. Mais nous serions bien avisés de nous écouter, car il ne faut pas caricaturer les points de vue des uns et des autres et savoir entendre certains arguments pertinents d’un côté comme de l’autre pour affiner, ensemble, une pensée progressiste. Je pense que s’en prendre aux avoirs des oligarques fait partie du rapport de force nécessaire avec la Russie. C’était d’ailleurs le point de vue de Jean-Luc Mélenchon il n’y a pas si longtemps, en 2022 : « la sanction la pire pour un régime oligarchique comme celui de Poutine, c’est de sanctionner des oligarques. Il faut prendre leurs avoirs en France et ne pas attendre, y compris les appartements et les villas. Car c’est cela qui déstabilisera Poutine »[2]. Hier, nous avons voté la réquisition des avoirs de l’État russe qui procède bien du système de prédation des oligarques. Mais quand j’écoute mon collègue communiste et ami Jean-Paul Lecocq défendre le rejet de cette proposition au nom droit international, je ne balaie pas l’argument d’un revers de la main. Défendre le droit international en s’asseyant sur le droit international qui interdit de saisir les avoirs n’est pas sans contradiction. Le caractère inédit de la situation et la nécessité vitale de faire reculer la Russie justifient à mon sens de le faire, mais sans ignorer ce contrepoint argumentaire. De la même manière, le débat sur la défense européenne mérite une écoute plus attentive du point de vue des uns et des autres. Car derrière cette formule beaucoup, et sans doute la grande majorité à gauche, ne mettent en réalité qu’une coordination entre les armées, et non une armée commune de l’UE. Et pour une raison majeure : la corrélation avec un espace de souveraineté apparaît nécessaire. Or nous ne sommes pas à niveau de cette intégration politique européenne. J’ajoute que faire une armée avec la Hongrie de Orbán ou l’Italie de Meloni est contradictoire avec la cohérence nécessaire face à Poutine et Trump. Il n’empêche que quand l’armée russe est aux portes de l’Union européenne, le besoin inédit de coopération renforcée à l’échelle européenne pour se défendre et dissuader relève presque de l’évidence géographique.
Je l’ai dit, écrit, et je le répète : nous devrions prendre appui sur l’enterrement de fait de deux pommes de discorde entre les gauches pour se secouer intellectuellement et repenser, ensemble. Le campisme et l’atlantisme ne sont plus de saison. En effet, qui à gauche peut encore défendre l’Otan et les États-Unis comme alliés ? Et qui peut croire qu’après le Donbass et la Crimée, l’annexion d’une partie de l’Ukraine calmerait les appétits d’expansion de Vladimir Poutine ? Le temps des aveuglements doit cesser pour ouvrir celui de refondation d’une pensée géostratégique émancipatrice à la hauteur des bouleversements en cours. Elle passe par la compréhension que d’Occident, il n’est plus, et que de « Sud Global », il n’est pas. C’est dans une mondialité démocratique, la défense d’un modèle de société, de principes et de règles de droit international que se trouve le chemin pour le camp de l’émancipation humaine.
De ce point de vue, la résolution votée à l’Assemblée est loin d’être satisfaisante. Elle reste hémiplégique. Elle prend très insuffisamment en compte la rupture que constitue la victoire de Donald Trump et le retournement d’alliance en faveur de Vladimir Poutine. Elle continue à solliciter les États-Unis, comme s’ils pouvaient être des partenaires, et à s’adresser à l’OTAN, comme s’il n’était pas déjà à terre. Et jamais ce texte n’affirme la volonté de chercher d’autres partenaires que ceux de l’Union européenne pour faire contrepoids aux monstres qui veulent dominer la scène internationale.
Cette résolution intègre également un appel à accompagner l’entrée de l’Ukraine dans l’Union européenne. Introduire ici ce point, c’était prendre le risque d’un vote moins large à l’Assemblée nationale en faveur de ce texte, même s’il n’est ici question que de pétition de principe avec une effectivité potentielle très lointaine. C’était aussi refuser une discussion plus approfondie sur les conséquences d’une telle adhésion dans le cadre des traités actuels. Car le grand marché dérégulé qu’est l’Union européenne est davantage synonyme de concurrence déloyale que de coopération et d’entraide, ce qui tire les droits et protections vers le bas et n’aide pas les peuples à « aimer l’Europe ». La dérégulation économique et l’austérité, qui caractérisent les normes de l’UE, minent les solidarités et n’œuvrent pas pour la paix. Sur ce point, ne laissons pas la fracture à gauche de 2005, lors de la bataille du référendum sur le traité constitutionnel européen, se rejouer à l’infini. Depuis, nous savons que les politiques néolibérales sont un désastre pour les catégories populaires, le climat et la cohésion sociale, un terreau pour la vague brune. Les gauches et les écologistes ne peuvent se rassembler et créer de la dynamique qu’à la condition d’en prendre pleinement la mesure. Le débat sur une entrée de l’Ukraine dans l’Union pose en réalité la question plus large des critères de convergences des normes sociales et environnementales.
Cette résolution fait aussi la part belle à la défense sans aborder ce que l’on veut défendre : une vision du monde, et même un choix de civilisation, des principes et des règles de droit. On ne prépare pas la paix le nez rivés sur les seules dépenses militaires. Investir dans notre modèle social, dans la transition écologiste, dans nos services publics, c’est non seulement donner à voir la société que nous voulons défendre mais aussi favoriser le patriotisme et œuvrer pour la paix.
Ni Trump, ni Poutine, ni esprit munichois, ni engrenage guerrier : là se trouve le fil d’une position juste et porteuse de paix. J’y vois une base de départ commune aux gauches et aux écologistes pour construire ensemble une vision digne des temps présents. Je ne propose pas ici de gommer toutes les sensibilités d’approche géopolitique : notre diversité d’histoire et de culture politique est une réalité, et potentiellement une richesse si elle ne gomme pas la cohérence d’ensemble.
Pour être collectivement au rendez-vous de l’histoire, je veux insister sur trois points essentiels.
D’abord, il est contradictoire de dire que nous vivons une rupture majeure et de se figer, de se braquer sur les positions d’hier sans même sembler tendre l’oreille à ce que dit l’autre. L’heure est à la discussion entre ceux qui furent des partenaires il n’y a pas si longtemps, et qui doivent le rester si nous prétendons gagner. C’est pourquoi nous devons urgemment prendre le chemin du dialogue et de l’initiative commune. Partager la défense du peuple ukrainien et du droit international, l’attachement à la diplomatie, la critique radicale et ferme des visions du monde portées par Poutine et Trump qui dit notre choix de civilisation, le besoin de se défendre mais pas au détriment des besoins sociaux et environnementaux, ni d’une stratégie globale pour la paix, le parti pris de la coopération et de l’entraide contre la concurrence et la compétitive comme normes d’organisation du monde, la conscience aigüe que l’accaparement des ressources naturelles est un enjeu de conflits, et qu’il est donc temps d’agir pour la bifurcation écologique et de mettre en commun nos richesses. Ce n’est pas le tout d’une doctrine géopolitique mais ce sont des partis pris forts à partir desquels nous pouvons faire cause commune largement, tout en approfondissant les raisons de nos désaccords.
Mais pour que ce dialogue ait lieu, il faut évidemment avoir la conviction chevillée au corps que séparés, nous ne pouvons pas faire face au déferlement de l’extrême droite. C’est une course contre la montre qui se joue avec le RN. Et elle s’opère dans le cadre de la tripartition du champ politique qui nous oblige. Nos chances de victoires, elles résident dans notre capacité à faire cause commune. Cela signifie de ne pas inventer de toutes pièces des motifs de clivage dans le but d’avancer ses pions pour sa seule organisation politique, à l’exclusion des autres.
Enfin, ce qui se joue aujourd’hui pour les gauches et les écologistes, ce n’est plus seulement le destin de la population française. Car Marine Le Pen représente un danger extrême pour la France mais aussi pour la paix dans le monde. Si le RN prend le pouvoir dans notre pays, un allié de poids est offert à Trump et Poutine. Ne sous-estimons pas l’importance des ingérences russes et américaines dans nos politiques. C’est à cette aune qu’il faut mesurer notre responsabilité historique. Car le pouvoir en place, en boucle sur ses vieilles recettes, pratiquant la stratégie du choc et n’hésitant plus à participer au concours Lépine des idées d’extrême droite, n’est en aucune manière le remède à la vague brune. C’est la raison pour laquelle j’appelle à chérir le commun à gauche, à se mettre au travail tous ensemble, à prendre des initiatives pour faire grandir le mouvement politique, social, citoyen à même d’ouvrir l’espoir dans ce monde de brutes. Nous sommes la solution. À condition de se mettre en état de marche.
C’est pourquoi je crois urgent d’organiser des mobilisations larges, à dupliquer partout en France, avec toutes celles et ceux qui se retrouvent dans cet appel : Ni Trump, Ni Poutine. Solidarité avec le peuple ukrainien. Autre choix de civilisation. Stratégie pour la paix.
Clémentine Autain
[1] Dans un livre qui vient de paraître au Seuil : L’avenir, c’est l’esprit public.
[2] Tweet du 2 mars 2022.